Des DJ’s du texte ?

L’arrivée de systèmes d’intelligence artificielle générative peut-elle avoir sur la production de textes des effets similaires à celle des outils électroniques sur la production musicale ? La numérisation du son le rend manipulable à l’infini, d’une manière qui ne nécessite plus les gestes infiniment précis d’instrumentistes dédiant leur vie à jouer le plus parfaitement possible d’un seul instrument. Certains musiciens développent aujourd’hui d’autres  capacités, leur permettant de manipuler des interfaces à l’oreille, à la recherche du bon son, du bon mélange de sonorités, du bon tempo, du bon rythme.  Les musiques électroniques, qu’il s’agisse  des recherches de  l’IRCAM ou de la popularité des  DJ’s , convoquent de nouvelles expertises et déplacent la virtuosité.

Pensez-vous que surviendront,  parce que l’intelligence artificielle le leur permettra, des auteurs d’écrits qui n’auront pas appris l’écriture comme elle a été apprise par leurs aînés, qui ne seront pas nécessairement à l’aise avec l’expression écrite s’il faut qu’elle se fasse avec un crayon et un papier ou même un traitement de texte ? Des auteurs qui chercheront le « bon texte » comme les DJ’s cherchent le « bon son », en utilisant des outils d’IA, puisant dans les milliards de textes écrits par d’autres et pulvérisés sous forme de tokens, en recomposant les fragments habilement, apprivoisant l’art du prompt pour arriver à faire dire au générateur ce qu’ils ont à dire, et pour que cela sonne comme ils désirent que cela sonne ?

Parfois cela ne sonnera pas comme l’auraient voulu ces auteurs. Cela leur donnera-t-il, comme  Flaubert, l’envie de pleurer, ainsi qu’il il l’avoue à Louise Colet dans une lettre : 

« Ça ne va pas. Ça ne marche pas. Je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J’ai dans des moments, envie de pleurer. Il faut une volonté surhumaine pour écrire. Et je ne suis qu’un homme. (…) Vingt pages en un mois, et en travaillant chaque jour au moins 7 heures ! – Et la fin de tout cela ? Le résultat ? Des amertumes, des humiliations internes, rien pour se soutenir que la férocité d’une Fantaisie indomptable « , Gustave Flaubert à Louise Colet, Croisset, 3 avril 1852. Lettre n°418« 

Le croirais-tu, Gustave ?  Aujourd’hui des  petits malins spamment les librairies en ligne avec des centaines de pseudo-livres générés par leurs usines-à-livres automatisées.  Les créateurs se mobilisent en faveur de l’IA Act,  pour que la part qu’ont prise et prennent encore leurs œuvres, qu’ils soient musiciens, écrivains, scénaristes, traducteurs, plasticiens, photographes, illustrateurs, acteurs, dans l’entraînement des IA génératives soit reconnue et rémunérée,  et reconnu leur droit de s’opposer à cet entraînement. Cette étude récente de la SACEM et de la GEMA fait l’hypothèse de risques d’une sérieuse érosion des revenus, inégale selon les secteurs musicaux, mais qui les concerne tous, du fait de l’usage grandissant du recours aux systèmes d’IA.

Les créateurs, qu’ils soient professionnels ou amateurs, ont besoin que se développe un environnement technologique soutenable,  qui permette de se réjouir des perspectives créatives qu’offrent ces outils, pour qui les utilise pour ce qu’ils sont : non l’opportunité de faire du « cost cutting » en se débarrassant des artistes,  mais des instruments dont chacun pourra se saisir pour faire bouger les lignes, des instruments accueillants pour tous les talents.  Il me plaît  d’imaginer que les espaces ouverts par les intelligences artificielles génératives n’attireront pas seulement des petits malins ou de grands requins,  mais aussi des virtuoses du prompt, des qui rêvent tout éveillés devant leurs écrans, la nuit, et poussent Chat Gpt ou Mistral 7B dans leurs retranchements. Pas seulement des doctes enfants de l’Oupoco, pas uniquement des adeptes de Gallicagram mais simplement des gens qui ont des choses à dire, ou très envie de faire danser rêver les autres. Des DJ’s du texte. 

 

 

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